[2014 - Naissance]

"Félicitations, c'est un garçon."
Ce furent les mots qui accueillirent la venue au monde d'Asgard, second fils d'un petit entrepreneur de la restauration. Plein d'énergie, remuant, peu disposé à dormir, le gamin aux cheveux sombres et aux yeux clairs ne différait pas vraiment d'un autre. Les médecins diagnostiquèrent l'enfant comme en pleine santé voire robuste, idée qui devait se confirmer plus tard, lorsqu'au cours de son enfance banale, le gamin s'avèrerait particulièrement sportif. D'ailleurs, il commença sa carrière en remuant énergiquement des bras et en s'emparant d'une mèche de cheveux qui trainait.

[2031 - Cry me to sleep]

C'était par une journée pluvieuse que tout avait basculé. Le destin devait avoir envie de mises en scènes dramatiques. Asgard, lui, pestait contre l'averse torrentielle en rentrant de sa formation de maître-chien. Convaincre ses parents de le laisser suivre ladite formation n'avait pas été sans entrainer de compromis à base d'orientation vers une université plus ou moins réputée. Mais il ne regrettait rien, pas même en sachant que s'il comptait jamais suivre les pas de Piotr et entrer dans la police, encore que pas aussi secrètement que son cousin, il lui faudrait faire quelques sacrifices de plus.

Un froncement de sourcils soucieux traversa son expression à cette idée. Cela faisait quelques temps qu'il n'avait plus de nouvelles de Piotr. Ce dernier était terriblement occupé depuis qu'il était pianiste à mi-temps dans un bar, mais il n'oubliait pas pour autant de lui envoyer régulièrement des nouvelles. Rien d'inquiétant, en somme, si ce n'était qu'il savait que son cousin jouait les taupes pour le compte de la police. "Il faut bien que quelqu'un fasse le sale boulot" s'était justifié Piotr en lui expliquant le code complexe retranscrit sur ses partitions.

Ce fut Volk qui sortit Asgard de ses réflexions inquiètes d'un aboiement. Le chien, pourtant redoutablement bien dressé, fila comme une flèche dans une ruelle, suivi, après un juron par son maître. Un tournant en dérapage plus tard, les yeux gris de l'adolescent tombèrent sur la scène, sans parvenir à en appréhender la réalité. Le corps qui se vidait de son sang au sol répandait des volutes pourpres trop choquantes. La silhouette un peu plus loin qui avait reculé à l'arrivée de Volk faisait trop personnage de film. Et lui faisait trop personnage secondaire pour ne pas finir en dommage collatéral, se dit-il.

"Volk, attaque !"

Il ne sut pas par quel miracle il parvint à composer le numéro des secours, alors que ses doigts cherchaient frénétiquement un pouls chez le blessé. Mais il y parvint. La perspective d'une ambulance, d'une voiture de police et les grondements du berger allemand durent décourager la silhouette qu'il avait aperçue, qui disparut alors que le regard de l'adolescent distinguait enfin les traits du blessé sous sa capuche - ceux de ce même Piotr pour lequel il s'inquiétait un instant auparavant.

[2031 - Highway to Hell]

Dossier classé, avaient-ils dit. Un meurtre, comme tant d'autres dans les rues de la capitale. Puis on n'avait pas idée de bosser dans un bar connu pour être un repère de mafieux quand on espérait survivre. Il en aurait hurlé de rage. Au lieu de cela, il s'était tenu immobile pendant l'enterrement. Ce n'était qu'en rentrant qu'il avait explosé. La rue entière avait pu profiter de la dispute qui s'en était suivie, à base de cris sur l'incapacité totale de la police.
Il était parti en claquant la porte. Fort.

Puis Sergei, le contact dans la police de Piotr à qui il avait transmis plusieurs fois des documents était venu tenter de le raisonner, de lui expliquer que le travail d'espionnage de son cousin, s'il avait sans doute déclenché sa mort, était nécessaire. L'adolescent avait déclenché un second débat houleux, avant de lui lancer qu'il ne voulait plus jamais le revoir, sinon il lui lâcherait Volk aux trousses.
Sergei s'était replié et résigné, la mort dans l'âme.

[2032 - Paradoxical]

Il était descendu dans les rues de Slavavostok, avait apprivoisé ses coins louches. Il avait enchainé les petits jobs. Barman, serveur, livreur, vigile à l'occasion, lorsque sa formation de maître-chien, même incomplète, intéressait... Il avait appris à manier une arme à feu, avait repris les arts martiaux de son adolescence pour faire un agent de sécurité crédible. Il enquêtait sur la mort de son cousin, avait-il dit, et il fallait bien bosser, puisqu'il avait coupé les ponts avec sa famille. Enfin... Officiellement.

Officieusement, les premières partitions arrivèrent sur le bureau d'un Sergei promu commissaire moins de quelques mois après le départ d'Asgard. Ce furent des informations mineures, au début, rien d'exceptionnel... si ce n'était que ces quelques notes jetées sur le papier signifiait que la police avait un nouvel informateur, dans les rues louches de la ville.

Et ces rues, cette ville gangrénée, Asgard finit par la connaître sur le bout de doigts, alors que les mois filaient. Le travail de livraison aidait pas mal, puisqu'il lui permettait de sillonner la ville, de noter des détails, de capter des rumeurs, de déposer un message ici ou là. Il apprit les ficelles, varia ses codes, s'enfonçant dans ce monde d'ombres, clamant à l'occasion son mépris des forces de l'ordre, faisant attention à ne pas offenser la mafia. Il fallut apprendre à courber l'échine, pour se faire silencieux, efficace, discret - pour devenir l'un de ceux qu'il traquerait.

[2037 - Dossier Viper]

Quelque part, ç'aurait pu être une année comme les autres, avec des changements de plaque d'immatriculation à la louche, des contrats plus ou moins légaux, l'entretien de ses chiens... ç'aurait pu. Mais le journal avait annoncé un beau matin la mort du commissaire dans des circonstances encore floues. Il avait regardé la page, haussé un sourcil. Il y avait des gens, au commissariat, qui savaient déchiffrer ses codes, des gens au courant des consignes et conseils regroupés dans le Dossier Viper - son dossier-, ce n'était pas un souci.

Mais la seule personne au courant de son identité venait de disparaître, en emportant son secret dans la tombe.